Le Calame : Après sa réélection, le président de la République a prêté serment, choisi son Premier ministre et constitué son gouvernement. Comment avez-vous vécu ces événements ? Quelle évaluation faites-vous de votre participation à la campagne du candidat Ghazouani que vous aviez soutenu ? Pourriez-vous nous expliquer ce choix?
Messaoud Ould Boulkheïr : Je suppose les avoir vécus comme tout le monde, avec vagues ou fortes appréhensions, quant à la satisfaction des attentes et projets de chacun où souvent se confondent, s’entrecroisent et s’éliminent les intérêts personnels, partisans et généraux. Dans ce cadre, l’APP et son président réservent leur jugement en attendant de voir plus clair dans une situation où les choses ne sont pas forcément telles qu’elles se présentent à première vue…
La première raison du soutien de notre parti au candidat Ghazouani se justifie à notre avis par ce que nous avons largement développé dans la campagne électorale et qui découle de l’évaluation comparée de l’aptitude de chaque candidat à diriger correctement le pays, dans le contexte délicat qui est le sien actuellement. La seconde raison – d’ordre strictement interne à l’opposition – est la désorganisation de celle-ci, entretenue par ses divergences, les ambitions individuelles des uns et des autres et, il faut le reconnaître également, une forte dose d’inexpérience.
– Dans son discours d’investiture, le Président a réitéré ses engagements de campagne : renforcer l’unité nationale, la cohésion sociale, la lutte contre la gabegie et la promotion de la jeunesse… Que vous inspirent ces thèmes ? Pensez-vous que son nouveau gouvernement pourra mieux faire que les précédents ?
– Comme je l’ai dit plus haut, il est trop tôt pour avancer un jugement. Pour l’heure, il ne nous est permis que d’espérer, du fond du cœur que l’expérience du premier mandat serve de phare au second, dans l’intérêt du pays dans son ensemble. Je me permets néanmoins deux remarques : faire de la place aux jeunes, ce n’est pas tordre le cou aux us et coutumes en les plaçant en tête du protocole de l’État mais leur confier, en fonction de leur formation et mérite, les départements de la Justice, de l’Intérieur, de la Diplomatie et de la Défense ou, tout au moins, les aider à mettre en œuvre les conseils et directives de plus sages et plus expérimentés qu’eux.
Secondement, si la Déclaration de politique générale de Monsieur le Premier ministre est thématiquement la traduction fidèle du programme de Monsieur le Président de la République, il faut reconnaître que tout y est, quand bien-même l’agencement et l’organisation des priorités posent le même casse-tête d’antériorité de l’œuf et de sa pondeuse. Peut-on construire un État et ses institutions sans la société et les hommes qui s’en chargeront ? Quelle construction tiendrait, sans matériaux adaptés et solides au départ ? Quelle sécurité dans les inégalités criantes, l’injustice et l’impunité ?
– Toujours dans son discours d’investiture, le Président réélu a proposé la tenue d’un dialogue inclusif, un thème qui vous est cher. Comment avez-vous accueilli cette offre ? L’APP y participera-t-elle ? Le cas échéant, dans quelles conditions ? Qu’en attendez-vous pour la Mauritanie ?
– Nous l’accueillons très favorablement et nous l’applaudissons chaleureusement : comme vous l’avez très justement rappelé, notre intime conviction est que la solution de tous nos problèmes passe nécessairement et obligatoirement, si la volonté politique est sincère, par l’organisation d’un tel dialogue que d’autres appellent Conférence nationale, sans exclusion ni tabous d’aucune sorte.
– Vous avez eu à initier et à participer aux dialogues antérieurs dont nombre de recommandations sont restées quasiment toutes sans suite. Que diriez-vous au président de la République s’il lui arrivait de vous consulter pour l’organisation de ladite conférence ? Quels sont les thèmes que suggérerait l’APP ?
– Je ne partage que partiellement votre affirmation. En effet, tout ce qui caractérise présentement nos acquis en différents domaines est issu des dialogues successifs auxquels l’APP a participé, seule ou accompagnée d’au moins trois autres partis de l’opposition. C’est ainsi que presque tous les acquis démocratiques : le pluralisme, la proportionnelle, la transhumance électorale, la CENI, le statut de l’opposition, le genre, les thèmes afférents à l’égalité des droits – dont celui à la différence – l’imprescriptibilité des crimes d’accession au pouvoir par la force des armes, la criminalisation de l’esclavage, de la torture et des autres atteintes à la liberté et à la dignité de l’Homme en sont les conséquences.
Certes, en termes d’unité nationale, de justice, de bonne gouvernance, d’administration au service de tous, de partage des ressources et de lutte véritable contre les inégalités structurelles inhérentes au tribalisme et à la féodalité, les choses restent presque en leur état originel. Le favoritisme et le népotisme viennent exacerber le sentiment de marginalisation et d’exclusion qui se développe de plus en plus chez de très larges franges de notre société. Oui, il existe incontestablement d’importants acquis qu’il faut affiner sans cesse et des déficits profonds qu’il faut combler au plus vite.
– L’opposition mauritanienne n’a pas réussi à se trouver un candidat unique pour la présidentielle ; ses tentatives en ce sens ont toutes échoué. À qui la faute ? Ne pensez-vous que ses leaders devraient se retrouver pour parler d’une seule et unique voix au dialogue préconisé par le président de la République ? Allez-vous mettre du vôtre pour y arriver ?
– Chacun y a sa part de responsabilité. Moi-même en premier, pour avoir timidement essayé de tempérer les ambitions des multiples candidatures qui se profilaient sans retenue ; puis fermement, par mon initiative qui pensait sauver la face à tout le monde mais particulièrement à l’opposition, à tous ses candidats et, enfin, au Président sortant d’alors.
Ayant vite essuyé une fin de non-recevoir, ces tentatives ont été balayées d’un dédaigneux revers de main par l’opposition et ses candidats qui ne voyaient en moi qu’un aigri peinant à se redresser du laminage de son parti aux avant-dernières élections et me considérant en conséquence non qualifié. Pour avoir négligé de chercher à comprendre, tous ont foncé, tête baissée, avec pour résultat les récriminations et les résultats que l’on sait. Ceux qui s’étaient exprimés au nom du pouvoir d’alors n’avaient vu en mon initiative que dérision et extravagance de plus d’un vieux croulant.
C’est pour toutes ces raisons que tous les acteurs que nous sommes devenons solidairement coresponsables de tous les travers vécus ou à vivre. Bien évidemment, si tous les autres acceptent de me voir tel que je suis et non tel qu’ils pensent que je sois, il n’est aucune revendication actuelle, passée ou future dont je n’ai pas été le précurseur.
– Le dialogue pourrait recommander la tenue d’élections locales anticipées et donc la dissolution du Parlement. L’APP qui n’avait pas réussi à faire élire ses candidats lors des municipales, régionales et parlementaires serait-elle favorable à cette hypothèse ?
– Je ne m’y opposerais que si elle était officiellement déclarée séance de rattrapage pour l’APP et tous autres perdants desdites élections.
– Que pensez-vous des premières mesures du gouvernement d’Ould Diay : baisse du prix du ciment, suivi des prix des denrées de première nécessité, limogeage de quelques responsables pour, entre autres, népotisme ? Connaissez-vous personnellement le PM ? Pensez-vous qu’il pourrait secouer le mammouth mauritanien ?
– Ces mesures sont bonnes, il s’agit de les poursuivre et généraliser. Quant à monsieur Ould Diay, Je ne le connais pas autant que de nombreux autres concitoyens, pas plus que je ne l’ai côtoyé autant que de nombreux autres mais, pour ce que j’en sais, il m’inspire confiance et je le juge pleinement capable, si on lui en laisse le temps, de réussir des prodiges pour le pays.
– Visant à fonder l’école républicaine, le ministère de l’Éducation va lancer une seconde expérimentation de l’enseignement des langues nationales pulaar, soninké et wolof. Qu’en pensez-vous ?
– Si l’appréciation technique reste du domaine exclusif des professionnels, celles sociale, culturelle et politique rejoignent en tous points mes attentes et mon désiderata.
– Lors du bilan du premier mandat du président de la République, les Mauritaniens ont appris que l’agence Taazour, une agence pour la lutte contre la pauvreté et la solidarité, aurait injecté 770 milliards d’ouguiyas pour améliorer les conditions de vie des populations démunies. Votre réaction ?
– Je n’en crois pas un seul mot et ma réaction, cinglante et catégorique, est que je n’en crois rien. Loin d’atténuer les inégalités, l’agence Taazour n’a contribué qu’à les approfondir, pour avoir été ouvertement détournée à d’autres fins. Pompeusement exagéré, ce montant donne cependant une idée de l’ampleur des fonds détournés de leur prétendue destination initiale. Cette agence et sa devancière Tadamoun, initiée par l’APP lors du Dialogue de 2011, n’auront servi que d’étapes pour les blanchir. Je n’en veux pour preuve que le refus d’en confier la gestion, depuis la fondation de ces structures, à un ou plusieurs membres issus des couches ciblées où les compétences et les expertises ne font pourtant pas défaut. Puisqu’il n’apparaît nulle part des preuves vérifiables de leur efficacité, je pense donc le temps venu de lui faire subir un audit indépendant, avant de changer enfin de cap pour la ramener à sa vocation originelle.